.../...
"Je suis né dans un port de moyenne importance, établi au fond d'un golfe, au pied d'une colline, dont la masse de roc se détache de la ligne générale du rivage. Ce roc serait une île si deux bancs de sable - d'un sable incessamment charrié et accru par les courants marins qui, depuis l'embouchure du Rhône, refoulent vers l'ouest la roche pulvérisée des Alpes - ne le reliaient ou ne l'enchaînaient à la côte du Languedoc. La colline s'élève donc entre la mer et un étang très vaste, dans lequel commence - ou s'achève - le canal du Midi. Le port qu'elle domine est formé de bassins et des canaux qui font communiquer cet étang avec la mer. Tel est mon site originel, sur lequel je ferai cette réflexion naïve que je suis né dans un de ces lieux où j'aurais aimé de naître. Je me félicite d'être né en un point tel que mes premières impressions aient été celles que l'on reçoit face à la mer et au milieu de l'activité des hommes."
La compilation d'articles et de divers billets qui vous sont proposés sur ce blog, sont une façon d'illustrer les capacités de développement du Bassin de THAU et ses faiblesses.
Avant de revenir aux réalités de la modernité, parcourez cet extrait du “Tableau de la France” de Michelet, et méditez sur cette peinture romantique, pertinente et très entremêlée de nos paysages ou de nos mœurs locales les plus caractéristiques et persistantes d'une époque à l'autre.
Tout ce Midi, si beau, c’est néanmoins, comparé au Nord, un pays de ruines.
Passez les paysages fantastiques de Saint-Bernard de Comminges et de Foix, ces villes qu’on dirait jetées là par les fées ; passez notre petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes prairies, ses brebis noires, ses romances catalanes si douces à recueillir le soir de la bouche des filles du pays.
Descendez dans ce pierreux Languedoc, suivez-en les collines mal ombragées d’oliviers, au chant monotone de la cigale. Là, point de rivières navigables ; le canal des deux mers n’a pas suffi pour y suppléer ; mais force étangs salés, des terres salées aussi, où ne croît que le salicor (l’arrondissement de Narbonne en fournit la manufacture des glaces de Venise) ; d’innombrables sources thermales, du bitume et du baume, c’est une autre Judée.
Il ne tenait qu’aux rabbins des écoles juives de Narbonne de se croire dans leur pays. Ils n’avaient pas même à regretter la lèpre asiatique ; nous en avons eu des exemples récents à Carcassonne . C’est que, malgré le cers occidental, auquel Auguste dressa un autel, le vent chaud et lourd d’Afrique pèse sur ce pays. Les plaies aux jambes ne guérissent guère à Narbonne (selon le même auteur, il en est de même des plaies à la tête, à Bordeaux. — Le cers et l’autan dominent alternativement en Languedoc. Le cers (cyrch, impétuosité, en gallois) est le vent d’ouest, violent, mais salubre. — L’autan est le vent du sud-est, le vent d’Afrique, lourd et putréfiant. Senec. quœst, natur. I, T. III, c. XI . « Infestat... Galliam Circius cui ædificia quassanti, tamen incolæ gratias agunt, tanquam sal ubritatem cœli sui debeant ei. Divus certe Augustus templum illi, quum in Gallia moraretur, et vovit et fecit. »).
La plupart de ces villes sombres, dans les plus belles situations du monde, ont autour d’elles des plaines insalubres : Albi, Lodève, Agde la noire, côté de son cratère (Proverbe : Agde, ville noire, caverne de voleurs. Elle est bâtie de laves. Lodève est noire aussi.). Montpellier, héritière de feu Maguelone, dont les ruines sont à côté, Montpellier, qui voit à son choix les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes même, a près d’elle et sous elle une terre malsaine, couverte de fleurs, tout aromatique, et comme profondément médicamentée ; ville de médecine, de parfums et de vert-de-gris (Montpellier est célèbre par ses distilleries et parfumeries. On attribue la découverte de l’eau-de-vie à Arnaud de Villeneuve, qui créa les parfumeries dans cette ville. Autrefois Montpellier fabriquait seule le vert-de- gris ; on croyait que les caves de Montpellier y étaient seules propres).
C’est une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous y trouvez partout les ruines sous les ruines ; les Camisards sur les Albigeois, les Sarrasins sur les Goths, sous ceux-ci les Romains, les Ibères. Les murs de Narbonne sont bâtis de tombeaux, de statues, d’inscriptions (sous François I er , les murs de Narbonne furent réparés et couverts de fragments de monuments antiques. L’ingénieur a placé les inscriptions sur les murs et les fragments de bas-reliefs, près des portes et sur les voûtes. C’est un musée immense, amas de jambes, de têtes, de mains, de troncs, d’armes, de mots sans aucun sens ; il y a près d’un million d’inscriptions presque entières, et qu’on ne peut lire, vu la largeur du fossé, qu’avec une lunette. Sur les murs d’Arles, on voit encore grand nombre de pierres sculptées provenant d’un théâtre) . L’amphithéâtre de Nîmes est percé d’embrasures gothiques, couronné de créneaux sarrasins, noirci par les flammes de Charles Martel. Mais ce sont encore les plus vieux qui ont le plus laissé ; les Romains ont enfoncé la plus profonde trace : leur Maison-Carrée, leur triple pont du Gard, leur énorme canal de Narbonne qui recevait les plus grands vaisseaux (le canal était large de cent pas, long de deux mille, et profond de trente).
Le droit romain est bien une autre ruine, et tout autrement imposante. C’est à lui, aux vieilles franchises qui l’accompagnaient, que le Languedoc a dû de faire exception à la maxime féodale : nulle terre sans seigneur. Ici la présomption était toujours pour la liberté. La féodalité ne put s’y introduire qu’à la faveur de la croisade, comme auxiliaire de l’Église, comme familière de l’Inquisition. Simon de Montfort y établit quatre cent trente-quatre fiefs. Mais cette colonie féodale, gouvernée par la Coutume de Paris, n’a fait que préparer l’esprit républicain de la province à la centralisation monarchique.
Pays de liberté politique et de servitude religieuse, plus fanatique que dévot, le Languedoc a toujours nourri un vigoureux esprit d’opposition. Les catholiques mêmes y ont eu leur protestantisme sous la forme janséniste. Aujourd’hui encore, à Alet, on gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre qui guérit la fièvre. Les Pyrénées ont toujours fourni des hérétiques depuis Vigilance et Félix d’Urgel. Le plus obstiné des sceptiques, celui qui a cru le plus au doute, Bayle, est de Carlat. De Limoux, les Chénier, les frères rivaux, non pourtant comme on l’a dit, jusqu’au fratricide (les deux Chénier naquirent à Constantinople, où leur père était consul général ; mais leur famille était de Limoux, et leurs aïeux avaient occupé longtemps la place d’inspecteur des mines de Languedoc et de Roussillon); de Carcassonne, Fabre d’Églantine. .
Au moins l’on ne refusera pas à cette population la vivacité et l’énergie. Énergie meurtrière, violence tragique. Le Languedoc, placé au coude du Midi, dont il semble l’articulation et le nœud, a été souvent froissé dans la lutte des races et des religions. Je parlerai ailleurs de l’effroyable catastrophe du treizième siècle. Aujourd’hui encore, entre Nîmes et la montagne de Nîmes, il y a une haine traditionnelle, qui, il est vrai, tient de moins en moins à la religion : ce sont les Guelfes et les Gibelins.
Ces Cévennes sont si pauvres et si rudes ; il n’est pas étonnant qu’au point de contact avec la riche contrée de la plaine, il y ait un choc plein de violence et de rage envieuse. L’histoire de Nîmes n’est qu’un combat de taureaux. Le fort et dur génie du Languedoc n’a pas été assez distingué de la légèreté spirituelle de la Guyenne et de la pétulance emportée de la Provence. Il y a pourtant entre le Languedoc et la Guyenne la même différence qu’entre les Montagnards et les Girondins, entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux.
La conviction est forte, intolérante en Languedoc, souvent atroce, et l’incrédulité aussi. La Guyenne, au contraire, le pays de Montaigne et de Montesquieu, est celui des croyances flottantes ; Fénelon, l’homme le plus religieux qu’ils aient eu, est presque un hérétique. C’est bien pis en avançant vers la Gascogne, pays de pauvres diables, très nobles et très gueux, de drôles de corps, qui auraient tous dit, comme leur Henri IV : Paris vaut bien une messe ; ou comme il écrivait à Gabrielle, au moment de l’abjuration : Je vais faire le saut périlleux ! (Un proverbe gascon dit : Tout bon Gascon peut se dédire trois fois. - Tout boun Gascoun quès pot réprenqué très cops). Ces hommes veulent à tout prix réussir, et réussissent. Les Armagnacs s’allièrent aux Valois ; les Albret, mêlés aux Bourbons, ont fini par donner des rois à la France.
Le génie provençal aurait plus d’analogie, sous quelque rapport, avec le génie gascon qu’avec le languedocien. Il arrive souvent que les peuples d’une même zone sont alternés ainsi ; par exemple, l’Autriche, plus éloignée de la Souabe que de la Bavière, en est plus rapprochée par l’esprit. Riveraines du Rhône, coupées symétriquement par des fleuves ou torrents qui se répondent (le Gard à la Durance, et le Var à l’Hérault), les provinces de Languedoc et de Provence forment à elles deux notre littoral sur la Méditerranée.
Ce littoral a des deux côtés ses étangs, ses marais, ses vieux volcans. Mais le Languedoc est un système complet, un dos de montagnes ou collines avec les deux pentes : c’est lui qui verse les fleuves à la Guyenne et à l’Auvergne.
La Provence est adossée aux Alpes ; elle n’a point les Alpes, ni les sources de ses grandes rivières ; elle n’est qu’un prolongement, une pente des monts vers le Rhône et la mer ; au bas de cette pente, et le pied dans l’eau, sont ses belles villes, Marseille, Arles, Avignon. En Provence, toute la vie est au bord.
Le Languedoc, au contraire, dont la côte est moins favorable, tient ses villes en arrière de la mer et du Rhône. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne veulent point être des ports (Trois essais impuissants des Romains, de saint Louis et de Louis XIV).
Aussi l’histoire du Languedoc est plus continentale que maritime ; ses grands évènements sont les luttes de la liberté religieuse.
Tandis que le Languedoc recule devant la mer, la Provence y entre, elle lui jette Marseille et Toulon ; elle semble élancée aux courses maritimes, aux croisades, aux conquêtes d’Italie et d’Afrique.
La Provence a visité, a hébergé tous les peuples. Tous ont chanté les chants, dansé les danses d’Avignon, de Beaucaire ; tous se sont arrêtés aux passages du Rhône, à ces grands carrefours des routes du Midi (Ce pont d’Avignon, tant chanté, succédait au pont de bois d’Arles qui, dans son temps, avait reçu ces grandes réunions d’hommes, comme depuis Avignon et Beaucaire) . Les saints de Provence (de vrais saints que j’honore) leur ont bâti des ponts, et commencé la fraternité de l’Occident (Le berger saint Bénezet reçut, dans une vision, l’ordre de construire le pont d’Avignon ; l’évêque n’y crut qu’après que Bénezet eut porté sur son dos, pour première pierre, un roc énorme. Il fonda l’ordre des Frères pontifes, qui contribuèrent à la construction du pont du Saint-Esprit, et qui en avaient commencé un sur la Durance).
Les vives et belles filles d’Arles et d’Avignon, continuant cette œuvre, ont pris par la main le Grec, l’Espagnol, l’Italien, leur ont, bon gré mal gré, mené la farandole Et ils n’ont plus voulu se rembarquer. (L’une des quatre espèces de farandoles que distingue Fischer s’appelle la turque ; une autre, la moresque. Ces noms, et les rapports de plusieurs de ces danses avec le boléro, doivent faire présumer que ce sont les Sarrasins qui en ont laissé l’usage en France). Ils ont fait en Provence des villes grecques, moresques, italiennes. Ils ont préféré les figues fiévreuses de Fréjus à celles d’Ionie ou de Tusculum, combattu les torrents, cultivé en terrasses les pentes rapides, exigé le raisin des coteaux pierreux qui ne donnent que thym et lavande. (Note sur figues fiévreuses : Millin, II, 487. Sur l’insalubrité d’Arles ; id., III, 645. — Papon, I, 20, proverbe : Avenio ventosa, sine vento venenosa, cum vento fastidiosa. — En 1213, les évêques de Narbonne, etc., écrivent à Innocent III, qu’un concile provincial ayant été convoqué à Avignon : « Multi ex prœlatis, quia generalis corruptio aeris ibi erat, nequivimus colloquio interesse ; sicque factum est ut necessario negotium differetur ». Epist. Innoc. III (Ed. Baluze, II, 762). — Il y eut des lépreux à Martigues jusqu’en 1731 ; à Vitrolles, jusqu’en 1807. En général, les maladies cutanées sont communes en Provence. Millin, IV, 35. Il y a quatre cent mille arpents de marais. Peuchet et Chanlaire, Statistique des Bouches-du-Rhône. V. aussi la grande Statistique de M. de Villeneuve, 4 vol. in-4°. — Les marais d’Hyères rendent cette ville inhabitable l’été ; on respire la mort avec les parfums des fruits et des fleurs. De même à Fréjus. Statistique du Var, par Fauchet, préfet, an IX, p. 52, sqq.).
Cette poétique Provence n’en est pas moins un rude pays. Sans parler de ses marais Pontins, et du val d’Ollioules, et de la vivacité de tigre du paysan de Toulon, ce vent éternel qui enterre dans le sable les arbres du rivage, qui pousse les vaisseaux à la côte, n’est guère moins funeste sur terre que sur mer.
Les coups de vent, brusques et subits, saisissent mortellement. Le Provençal est trop vif pour s’emmailloter du manteau espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fête ordinaire de ce pays de fêtes, il donne rudement sur la tête, quand d’un rayon il transfigure l’hiver en été. Il vivifie l’arbre, il le brûle. Et les gelées brûlent aussi. Plus souvent des orages, des ruisseaux qui deviennent des fleuves. Le laboureur ramasse son champ au bas de la colline, ou le suit voguant à grande eau, et s’ajoutant à la terre du voisin.
Nature capricieuse, passionnée, colère et charmante. Le Rhône est le symbole de la contrée, son fétiche, comme le Nil est celui de l’Égypte. Le peuple n’a pu se persuader que ce fleuve ne fût qu’un fleuve ; il a bien vu que la violence du Rhône était de la colère 1 , et reconnu les convulsions d’un monstre dans ses gouffres tourbillonnants.
Le monstre c’est le drac, la tarasque, espèce de tortue-dragon, dont on promène la figure à grand bruit dans certaines fêtes. Elle va jusqu’à l’église, heurtant tout sur son passage (Le jour de Sainte-Marthe, une jeune fille mène le monstre enchaîné à l’église pour qu’il meure sous l’eau bénite qu’on lui jette). La fête n’est pas belle, s’il n’y a pas au moins un bras cassé (On trouve le long de tout le cours du Rhône des traces du culte sanguinaire de Mithra. On voit à Arles, à Tain et à Valence, des autels tauroboliques ; un autre à Saint-Andéol. A la Bâtie-Mont-Saléon, ensevelie par la formation d’un lac et déterrée en 1804, on a trouvé un groupe mithriaque. — A Fourvières on a trouvé un autel mithriaque consacré à Adrien ; il y en a encore un autre à Lyon, consacré à Septime-Sévère. Millin, passim. Millin, III, 453. Cette fête se retrouve, je crois, en Espagne. — L’Isère est surnommé le serpent, comme le Drac le dragon ; tous deux menacent Grenoble :
"Le serpent et le dragon"
"Mettront Grenoble en savon".
— A Metz, on promène, le jour des Rogations, un dragon qu’on nomme le graouilli ; les boulangers et les pâtissiers lui mettent sur la langue des petits pains et des gâteaux. C’est la figure d’un monstre dont la ville fut délivrée par son évêque, saint Clément.
— A Rouen, c’est un mannequin d’osier, la gargouille, à qui on remplissait autrefois la gueule de petits cochons de lait. Saint Romain avait délivré la ville de ce monstre, qui se tenait dans la Seine, comme saint Marcel délivra Paris du monstre de la Bièvre, etc.)
Ce Rhône, emporté comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner contre son delta de la Camargue, l’île des taureaux et des beaux pâturages.
La fête de l’île, c’est la Ferrade. Un cercle de chariots est chargé de spectateurs. On y pousse à coups de fourche les taureaux qu’on veut marquer. Un homme adroit et vigoureux renverse le jeune animal, et pendant qu’on le tient à terre, on offre le fer rouge à une dame invitée ; elle descend et l’applique elle-même sur la bête écumante.
Voilà le génie de la basse Provence, violent, bruyant, barbare, mais non sans grâce. Il faut voir ces danseurs infatigables danser la moresque, les sonnettes aux genoux, ou exécuter à neuf, à onze, à treize, la danse des épées, le bacchuber, comme disent leurs voisins de Gap ; ou bien à Riez, jouer tous les ans la bravade des Sarrasins (Dans les Pyrénées, c’est Renaud, monté sur son bon cheval Bayard, qui délivre une jeune fille des mains des infidèles).
Pays de militaires, des Agricola, des Baux, des Crillon ; pays des marins intrépides ; c’est une rude école que ce golfe de Lion. Citons le bailli de Suffren, et ce renégat qui mourut capitan-pacha en 1706 ; nommons le mousse Paul (il ne s’est jamais connu d’autre nom) ; né sur mer d’une blanchis- seuse, dans une barque battue par la tempête, il devint amiral et donna sur son bord une fête à Louis XIV ; mais il ne méconnaissait pas pour cela ses vieux camarades, et voulut être enterré avec les pauvres, auxquels il laissa tout son bien.
Cet esprit d’égalité ne peut surprendre dans ce pays de républiques, au milieu des cités grecques et des municipes romains. Dans les campagnes même, le servage n’a jamais pesé comme dans le reste de la France. Ces paysans étaient leurs propres libérateurs et les vainqueurs des Maures ; eux seuls pouvaient cultiver la colline abrupte, et resserrer le lit du torrent. Il fallait contre une telle nature des mains libres, intelligentes.
Libre et hardi fut encore l’essor de la Provence dans la littérature, dans la philosophie. La grande réclamation du Breton Pélage en faveur de la liberté humaine fut accueillie, soutenue en Provence par Faustus, par Cassien, par cette noble école de Lérins, la gloire du cinquième siècle.
Quand le Breton Descartes affranchit la philosophie de l’influence théologique, le Provençal Gassendi tenta la même révolution au nom du sensualisme. Et au dernier siècle, les athées de Saint-Malo, Maupertuis et La- mettrie, se rencontrèrent chez Frédéric, avec un athée provençal (d’Argens).
Ce n’est pas sans raison que la littérature du Midi, au douzième et au treizième siècle, s’appelle la littérature provençale. On vit alors tout ce qu’il y a de subtil et de gracieux dans le génie de cette contrée. C’est le pays des beaux parleurs, abondants, passionnés (au moins pour la parole), et, quand ils veulent, artisans obstinés de langage ; ils ont donné Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, les orateurs et les rhéteurs.
Mais la Provence entière, municipes, parlement et noblesse, démagogie et rhéto- rique, le tout couronné d’une magnifique insolence méridionale, s’est rencontrée dans Mirabeau, le col du taureau, la force du Rhône.
Comment ce pays-là n’a-t-il pas vaincu et dominé la France ? Il a bien vaincu l’Italie au treizième siècle. Comment est-il si terne maintenant, en exceptant Marseille, c’est-à-dire la mer ?
Sans parler des côtes malsaines, et des villes qui se meurent, comme Fréjus (« Cette ville devient plus déserte chaque jour, et les communes voisines ont perdu, depuis un demi-siècle, neuf dixièmes de leur population. » Fauchet, an IX, loc. cit), je ne vois partout que ruines.
Et il ne s’agit pas ici de ces beaux restes de l’antiquité, de ces ponts romains, de ces aqueducs, de ces arcs de Saint-Remi et d’Orange, et de tant d’autres monuments.
Mais dans l’esprit du peuple, dans sa fidélité aux vieux usages 2 , qui lui donnent une physionomie si originale et si antique ; là aussi je trouve une ruine. C’est un peuple qui ne prend pas le temps passé au sérieux, et qui pourtant en conserve la trace 1 .
2 Dans ses jolies danses mauresques, dans les romérages de ses bourgs, dans les usages de la bûche calendaire, des pois chiches à certaines fêtes, dans tant d’autres coutumes. Millin, III, 346. La fête patronale de chaque village s’appelle RomnaVagi ; et par corruption Romerage, parce qu’elle précédait souvent un voyage de Rome que le seigneur faisait ou faisait faire ( ?). — Millin, III, 336. C’est à Noël qu’on brûle le caligneau ou calendeau ; c’est une grosse bûche de chêne qu’on arrose de vin et d’huile. On criait autrefois en la plaçant : Calene ven, tout ben ven, « Calende vient, tout va bien. » C’est le chef de la famille qui doit mettre le feu à la bûche ; la flamme s’appelle caco fuech, feu d’amis. On trouve le même usage en Dauphiné. Champollion-Figeac, p. 124. On appelle chalendes le jour de Noël. De ce mot on a fait chalendal, nom que l’on donne à une grosse bûche que l’on met au feu la veille de Noël au soir, et qui y reste allumée jusqu’à ce qu’elle soit consumée. Dès qu’elle est placée dans le foyer, on répand dessus un verre de vin en faisant le signe de la croix, et c’est ce qu’on appelle : batisa la chalendal. Dès ce moment, cette bûche est pour ainsi dire sacrée, et l’on ne peut pas s’asseoir dessus sans risquer d’en être puni, au moins par la gale. — Millin, III, 339.
On trouve l’usage de manger des pois chiches à certaines fêtes, non seulement à Marseille, mais en Italie, en Espagne, à Gênes et à Montpellier.
Le peuple de cette dernière ville croit que, lorsque Jésus-Christ entra dans Jérusalem, il traversa une sesierou, un champ de pois chiches, et que c’est en mémoire de ce jour que s’est perpétué l’usage de manger des sesés. A certaines fêtes les Athéniens mangeaient aussi des pois chiches (aux Panepsies).
Un pays traversé par tous les peuples aurait dû, ce semble, oublier davantage ; mais non, il s’est obstiné dans ses souvenirs. Sous plusieurs rapports, il appartient, comme l’Italie, à l’antiquité.
Franchissez les tristes embouchures du Rhône, obstruées et marécageuses, comme celles du Nil et du Pô.
Remontez à la ville d’Arles. La vieille métropole du christianisme dans nos contrées méridionales avait cent mille âmes au temps des Romains ; elle en a vingt mille aujourd’hui ; elle n’est riche que de morts et de sépulcres 2 .
Elle a été longtemps le tombeau commun, la nécropole des Gaules. C’était un bonheur souhaité de pouvoir reposer dans ses champs Elysiens (les Aliscamps). Jusqu’au douzième siècle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient, avec une pièce d’argent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix qu’on abandonnait au fleuve ; ils étaient fidèlement recueillis.
Cependant cette ville a toujours décliné. Lyon l’a bientôt remplacée dans la primatie des Gaules ; le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a passé rapide et obscur ; ses grandes familles se sont éteintes.
1 La procession du bon roi René, à Aix, est une parade dérisoire de la fable, de l’histoire et de la Bible. Millin, II, 299. On y voit le duc d’Urbin (le malheureux général du roi René) et la duchesse d’Urbin montés sur des ânes ; on y voyait une âme que se disputaient deux diables ; les chevaux frux ou fringants, en carton ; le roi Hérode, la reine de Saba, le temple de Salomon, et l’étoile des Mages au bout d’un bâton, ainsi que la Mort, l’abbé de la jeunesse couvert de poudre et de rubans, etc., etc.
2 Si comme ad Arli, ove’l Rodano stagna, Fanno i sepolcri tutto’l loco varo. D ANTE , Inferno, c. IX .
Quand de la côte et des pâturages d’Arles, on monte aux collines d’Avignon, puis aux montagnes qui approchent des Alpes, on s’explique la ruine de la Provence. Ce pays tout excentrique n’a de grandes villes qu’à ses frontières. Ces villes étaient en grande partie des colonies étrangères ; la partie vraiment provençale était la moins puissante.
Les comtes de Toulouse finirent par s’emparer du Rhône, les Catalans, de la côte et des ports ; les Baux, les Provençaux indigènes, qui avaient jadis délivré le pays des Maures, eurent Forcalquier, Sisteron, c’est-à- dire l’intérieur.
Ainsi allaient en pièces les États du Midi, jusqu’à ce que vinrent les Français qui renversèrent Toulouse, rejetèrent les Catalans en Espagne, unirent les Provençaux et les menèrent à la conquête de Naples.
Ce fut la fin des destinées de la Provence. Elle s’endormit avec Naples sous un même maître.
Rome prêta son pape à Avignon ; les richesses et les scandales abondèrent. La religion était bien malade dans ces contrées, surtout depuis les Albigeois ; elle fut tuée par la présence des papes.
En même temps s’affaiblissaient et venaient à rien les vieilles libertés des municipes du Midi. La liberté romaine et la religion romaine, la république et le christianisme, l’antiquité et le moyen âge, s’y éteignaient en même temps. Avignon fut le théâtre de cette décrépitude.
Aussi ne croyez pas que ce soit seulement pour Laure que Pétrarque ait tant pleuré à la source de Vaucluse ; l’Italie aussi fut sa Laure, et la Provence, et tout l’antique Midi qui se mourait chaque jour
(Je ne sais lequel est le plus touchant des plaintes du poète sur les destinées de l’Italie, ou de ses regrets lorsqu’il a perdu Laure. Je ne résiste pas au plaisir de citer ce sonnet admirable où le pauvre vieux poète s’avoue enfin qu’il n’a poursuivi qu’une ombre :
« Je le sens et le respire encore, c’est mon air d’autrefois. Les voilà, les douces collines où naquit la belle lumière, qui tant que le ciel le permit, remplit mes yeux de joie et de désir, et maintenant les gonfle de pleurs.
« O fragile espoir ! ô folles pensées !... l’herbe est veuve, et troubles sont les ondes. Il est vide et froid, le nid qu’elle occupait, ce nid où j’aurais voulu vivre et mourir !
« J’espérais sur ses douces traces, j’espérais de ses beaux yeux qui ont consumé mon cœur, quelque repos après tant de fatigues.
« Cruelle, ingrate servitude ! j’ai brûlé tant qu’a duré l’objet de mes feux, et aujourd’hui je vais pleurant sa cendre. » Sonnet CCLXXIX.
La Provence, dans son imparfaite destinée, dans sa forme incomplète, me semble un chant des troubadours, un canzone de Pétrarque ; plus d’élan que de portée.
La végétation africaine des côtes est bientôt bornée par le vent glacial des Alpes. Le Rhône court à la mer, et n’y arrive pas.
Les pâturages font place aux sèches collines, parées tristement de myrte et de lavande, parfumées et stériles.
La poésie de ce destin du Midi semble reposer dans la mélancolie de Vaucluse, dans la tristesse ineffable et sublime de la Sainte-Baume, d’où l’on voit les Alpes et les Cévennes, le Languedoc et la Provence, au-delà, la Méditerranée.
Et moi aussi, j’y pleurerais comme Pétrarque au moment de quitter ces belles contrées.
Michelet extrait de "Tableau de la France"
Peut-être vous attarderez-vous aussi sur cette thèse de Raymond DUGRAND (1963), Villes et Villages du Bas Languedoc, dont la citation a été trouvée au hasard de la Toile ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/noroi_0029-182x_1963_num_40_1_3853_t1_0414_0000_3
Elle traite de la structure des relations entre Villes et donnent une bonne idée des forces et faiblesses de l'économie locale à cette époque là.
Raymond DUGRAND a travaillé à la remodélisation de MONTPELLIER au côté de Georges FRECHE http://montpelliercentre.montpellier.fr/uploads/Document/9d/WEB_CHEMIN_7399_1246315745.pdf
Interêts
social, organisation, politique, économie, écologie